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«J’en ai souffert une shot»: deux hommes agressés sexuellement à l’enfance témoignent

«J’en ai souffert une shot»: deux hommes agressés sexuellement à l’enfance témoignent

Gabriel Ouimet - Journal 24 heures

16 décembre 2023 07H00 

«J’aurais évité énormément de souffrances si j’avais été capable d’aller chercher de l’aide il y a 25 ans»: deux hommes agressés sexuellement à l’enfance acceptent de raconter leur histoire pour dénoncer le peu de place accordée aux victimes masculines malgré l’augmentation constante des déclarations et des demandes d’aide. 

Entre 450 000 et 850 000 hommes ont déjà été agressés sexuellement au Québec, la plupart alors qu’ils étaient enfants. Parmi eux, les rares qui vont chercher de l’aide attendent en moyenne 20 à 25 ans pour le faire. 

Sébastien Lacroix et de Gilles Gazaille font partie de ces hommes. Nous les avons rencontrés dans les locaux du Centre de Ressources et d’intervention pour hommes abusés sexuellement dans leur enfance (CRIPHASE) de Montréal, un des trois seuls organismes spécialisés dans le soutien des hommes agressés sexuellement au Québec.

Sébastien Lacroix, 25 ans de silence

Sébastien avait 8 ans lorsque son père a abusé de lui pour la première fois. C’était le premier crime d’une longue série qui s’est poursuivie jusqu’à ce que le garçon atteigne l’âge «d’environ 12 ans». 

Pour le faire taire, son père lui a fait comprendre qu’un homme, chez les Lacroix, «c’était tough, ça endurait et ça ne pleurait pas», raconte Sébastien, aujourd’hui âgé de 36 ans. Il a donc souffert en silence. 

Dans l’espoir de fuir sa réalité, Sébastien a commencé à consommer de la drogue en cinquième année du primaire. Ensuite, comme les agressions survenaient à son retour de l’école, il a cessé d’y aller pour ne pas avoir à revenir chez lui.

À 17 ans, alors qu’il avait quitté le nid familial, il a envoyé une lettre à son agresseur pour le confronter.

«Il m’a dit qu’il fallait que j’en revienne et que de toute façon, peu importe ce que je faisais, m’a mère avait lu la lettre et que ça avait bien passé pour elle», relate le gaillard.

Sébastien sait aujourd’hui que c’était faux. Mais le mal était fait. 

«À partir de ce moment-là, je me suis renfermé sur moi en me disant que j’allais devoir être capable de vivre avec ça tout seul», confie-t-il à 24 heures

Sébastien n’en a plus reparlé pour 25 ans. Jusqu’au jour où son fils a fait une hémorragie cérébrale en 2019. «Ç’a tout fait ressortir ce que j’enfouissais en moi», explique le trentenaire. 

Gilles Gazaille, 42 ans de silence

C’est un ami du père de Gilles qui l’a agressé pour la première fois, lorsqu’il avait 12 ans. C’était en 1974. Le même été, un deuxième homme s’en est pris à lui. Puis un troisième, à l’âge 16 ans. 

Pendant 42 longues années, le Montréalais, qui souffre encore aujourd’hui d’insomnie chronique et de cauchemars, a gardé le silence sur ses agressions. L’homophobie de son père a fortement contribué à son mutisme, explique l’homme de 61 ans.

«Mon père avait un grand dédain des ‘’tapettes’’, comme il disait. Ça a fait en sorte que je n’étais pas capable d’en parler à mes parents. J’avais peur qu’il m’insulte et me dise que c’était à moi de dire non», raconte Gilles.  

C’est en 2016, en écoutant Paul Arcand s’exprimer sur les crimes sexuels commis par Claude Jutras, que tout a explosé. «Mes traumas sont ressortis d’un coup. BANG! Je me suis stationné sur le bord de la route et je n’étais pas capable d’arrêter de pleurer», se souvient-il. 

Deux semaines plus tard, il se confiait sur son lourd passé pour la première fois de sa vie dans le bureau d’un médecin. 

«J’en ai souffert une shot. Mais pour moi, je n’étais pas victime. Pendant 42 ans, même si j’avais des images intrusives des agressions et tout, je n’en parlais pas. Je pensais être le seul à qui c’était arrivé», explique-t-il.

«On a longtemps cru que le bonheur, c’était pas pour nous»

Comme Gilles, Sébastien a longtemps cru qu’il n’était pas une victime. Ils sont loins d’être les seuls à passer par là. 

«Au sein de la population québécoise, on pense que c’est autour de 6% des hommes agressés sexuellement qui se disent victimes, alors que 20% se qualifient quand on utilise la définition criminelle», explique la professeur au département de sexologie de l’UQAM, Natacha Godbout.

Or, la reconnaissance du statut de victime est souvent la première étape du cheminement vers la guérison. Plusieurs, comme Sébastien, s’identifient ensuite comme des survivants.

Avant d’y arriver, les deux hommes se sont blâmés et méprisés, notamment du fait que leurs agresseurs étaient des hommes. Ils n’avaient plus d’estime d’eux même, ont eu une vie sexuelle trouble et ont douté leur orientation sexuelle.

Incapables de tolérer le rejet, ils ont tous les deux envisagé le suicide après des ruptures amoureuses. Leurs proches ont souffert de leurs accès de colère et de leur manque de confiance.

«T’es explosif à la job, chez toi, partout. Les gens que tu côtoies disent que t’es fucké. Tu finis par nuire aux autres, en plus de te nuire, en essayant de te créer une carapace», regrette Sébastien. 

Gilles indique avoir été dans un état d’hypervigilance toute sa vie. Sébastien y est encore confronté.

«J’analyse toujours les dangers potentiels d’une situation. Si ma fille est au soccer, je dois absolument être présent à chaque pratique et chaque partie. Je ne quitte même pas pour aller au dépanneur», affirme-t-il. 

Ils sont tous deux en arrêt de travail prolongé. Gilles recevra une prestation de l’IVAC (Indemnisation des victimes d’actes criminels) jusqu’à la fin de ses jours. 

Un problème incompris

C’est la découverte du Centre de Ressources et d’intervention pour hommes abusés sexuellement dans leur enfance (CRIPHASE) qui a permis à Sébastien et à Gilles de goûter au bonheur pour la première fois depuis l’enfance. Ils savent qu’ils devront travailler toute leur vie pour ne plus le perdre. Le chemin pour y arriver a été long et pénible. 

«Souvent, même les professionnels comprennent mal le problème et ne savent pas où envoyer ces hommes-là», soutient le directeur du Regroupement des organismes pour hommes québécois agressés sexuellement (ROQHAS), Samuel Dussault. 

Sébastien Lacroix s’en est rapidement aperçu. Après s’être confié à un agent du Centre d’aide aux victimes d’acte criminel (CAVAC), il a voulu aborder ses agressions avec son médecin afin que ce dernier réévalue ses diagnostics et sa médication. Le professionnel a tout balayé du revers de la main. 

Gilles s’est pour sa part buté à l’incompréhension de différents psychologues. Les intervenants d’organismes qui ne sont pas spécialisés peinent aussi à identifier le problème.

Les deux survivants sont persuadés que cette incompréhension fait en sorte que les hommes puissent sentir que leur détresse est ignorée par la société. 

«Quand on parle d’agressions sexuelles, on entend très peu parler de la souffrance des hommes et des organismes qui peuvent venir en aide. C’est comme si c’était moins grave pour les hommes», dénonce Gilles. 

Hausses importantes des demandes d’aide

De plus en plus d’hommes parlent de leurs agressions sexuelles au Québec. Et ils le font de plus en plus jeune. Le mouvement #MeToo, lancé en 2017, mais aussi les changements générationnels et la déstigmatisation graduelle des enjeux de santé mentale, pourraient expliquer cette tendance.

Entre 2016 et 2022, le nombre d’hommes ayant été agressés sexuellement déclaré par la police est passé de 934 à 1570 par année, une augmentation de 68%. Les trois organismes spécialisés en matière de victimisation masculine, le CRIPHASE, le SHASE et EMPHASE, ont également enregistré des hausses significatives de demandes d’aide dans les derniers mois.

«De septembre à novembre 2023, on fait face à une hausse de 200% [des demandes d’aide] comparativement à la même période l’an dernier», affirme le directeur du SHASE, Alexandre Tremblay-Roy. 

Fort de quatre nouveaux points de services, l’organisme EMPHASE, qui œuvre en Mauricie et dans le Centre-du-Québec, a doublé le nombre de ses interventions entre 2022 et 2023, indique sa directrice Karine Vallière. 

Les services s’améliorèrent, mais...

Cette augmentation des demandes d’aide est un signe que les choses changent pour le mieux, se réjouissent les intervenants à qui 24 heures a parlé. Mais il reste du travail à faire. Les organismes spécialisés se font encore trop rares et les listes d’attentes sont longues de plusieurs mois. 

Même que certaines régions, comme la Capitale-Nationale, ne comptent aucun point de services spécialisés. 

«C’est un problème, parce que souvent, ça va mal dans plusieurs sphères de sa vie quand un homme vient nous voir pour la première fois. C’est comme si les agressions sexuelles remontaient à la surface. Pour lui, il faut que l’aide soit ici toute de suite», explique Alexandre Tremblay-Roy de SHASE. 

Gilles est du même avis: il faut plus d’aide pour permettre à plus d’hommes victimes de violence sexuelle, comme lui, de s’en sortir. «Moi, si je gagnais 50 millions, il y en aurait partout, des CRIPHASES», lance-t-il. 

Si vous ou vos proches avez besoin d'aide

▶ Regroupement des organismes pour hommes québécois agressés sexuellement (ROQHAS) − (514) 797-2787 

▶ Soutien aux hommes agressés sexuellement – Estrie (SHASE) − (819) 933-3555

▶ Centre de Ressources et d’intervention pour hommes abusés sexuellement dans leur enfance (CRIPHASE) − (514) 529-5567 

▶ Entraide Mauricie-Centre-du-Québec pour hommes agressés sexuellement dans l’enfance (EMPHASE) − 1 (855) 519-4273

▶ Info-aide violence sexuelle (Partout au Québec) − 1 (888) 933-9007

▶ Ligne québécoise de prévention du suicide − aqps.info