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Les hommes, victimes oubliées de l’abus sexuel?

Les hommes, victimes oubliées de l’abus sexuel?

Radio-Canada Texte et photos : Denis Wong Illustration : Louis-Philippe Bouvier

27 janvier 2025

Les choses changent au Québec : plus que jamais, les hommes victimes d’abus sexuels demandent de l’aide auprès d’organismes en intervention et en obtiennent. Cependant, comme les ressources adaptées à la réalité masculine se font rares, il est difficile pour le milieu de répondre adéquatement à cette hausse des demandes provoquée par le mouvement #MoiAussi.

Ce texte est le deuxième d’une série portant sur la réalité des hommes victimes d’abus sexuels au Québec. Vous pouvez lire le premier reportage ici.


 

Depuis 35 ans, le Centre d’intervention en abus sexuels pour la famille (CIASF) s’occupe des enfants victimes d’agression sexuelle et de leurs proches en Outaouais. En 2017, constatant un manque de services pour les hommes dans la région, le centre a ouvert ses portes à ces victimes adultes. Ainsi, il est devenu le seul organisme de la région à offrir des services aux hommes victimes d’abus durant leur enfance.

Cet organisme de Gatineau fait partie de la vague de changement qui s’observe dans l’intervention faite auprès des hommes victimes d’agression sexuelle au Québec. Longtemps négligés, ceux-ci peuvent aujourd’hui compter sur 50 % plus de services comparativement à il y a 10 ans, selon le directeur du Regroupement des organismes québécois pour les hommes agressés sexuellement (ROQHAS), Samuel Dussault.

On commence à couvrir les besoins, estime-t-il, après avoir dressé le portrait des services en la matière au Québec dans un rapport publié par le ROQHAS en 2023.»

Depuis une dizaine d’années, six organismes qui n’accueillaient pas les hommes par le passé ont choisi d’être plus inclusifs et de soutenir ces victimes masculines. Dans plusieurs cas, les programmes qui s’adressent à ces hommes sont encore en construction au Québec.

On est aux balbutiements, confirme Tatou Parisien, psychothérapeute et directrice générale du CIASF, à Gatineau. C’est vrai pour nous, mais c’est vrai pour toute la province. Les organismes, ça ne fait pas 40 ans qu’ils font ça. C’est comme si l’homme était la dernière victime oubliée de l’abus sexuel.

Le ROQHAS regroupe 16 organismes communautaires et 7 centres d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC), ce qui couvre une majorité des régions administratives du Québec. Quatre organismes ne font pas partie de l’association, mais ils s’adressent tout de même aux hommes victimes d’abus sexuels. Ces ressources offrent des services variables, selon la mission qu’elles se sont donnée, et se trouvent en deuxième ou troisième ligne d’intervention.

Samuel Dussault souligne que les organismes qui ont récemment élargi leur mission aux hommes n’ont pas reçu d’enveloppe supplémentaire de Québec. Ils ont continué de fonctionner à même leur financement existant, établi par le gouvernement.

Ces organismes peuvent aussi répondre à des appels de projets pour obtenir du financement ciblé. Toutefois, la compétition est vive et les besoins sont importants dans l’ensemble du réseau. En 2024, le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) du Québec a octroyé près de 14 millions de dollars à une trentaine d’organismes qui s’adressent à des clientèles variées, dans le cadre d’un plan pour soutenir leur mission en violence conjugale et sexuelle.

Selon le directeur du ROQHAS, plus d’une centaine de propositions en la matière ont été soumises par le milieu d’intervention. Tous ces projets admissibles « auraient nécessité une enveloppe de 104 M$ », peut-on lire dans la réponse du MSSS aux organismes qui ont participé à cet appel de projets.

Cela crée de grands écarts de services pour les hommes selon les régions, se désole Samuel Dussault, puisqu’une poignée d’organismes seulement peuvent financer des initiatives spécifiques aux hommes.

 

Une prise de conscience depuis #MoiAussi

Les organismes québécois constatent que le mouvement #MoiAussi, bien qu’il soit mené par des femmes, a occasionné une prise de conscience importante chez les hommes. Depuis 2017, de plus en plus d’entre eux portent plainte à la police après avoir été la cible d’une infraction sexuelle, que ce soit durant l’enfance ou à l’âge adulte. En parallèle, les dénonciations faites par des victimes féminines sont montées en flèche.

On est à environ 1500 hommes qui dénoncent par année [aux autorités du Québec], précise Samuel Dussault. Le chiffre a vraiment augmenté depuis #MoiAussi. Avant, on était entre 800 et 1000 depuis 10, 20 ans.

Selon le ministère de la Sécurité publique du Québec, ces données concernent les infractions sexuelles dont le bien-fondé a été établi au moyen d’une enquête policière.

 

 

En parallèle, de plus en plus de ces hommes sollicitent de l’aide auprès des organismes qui les soutiennent. Après la vague #MoiAussi, ces organismes ont noté jusqu’à 62 % de demandes de services en plus, indique la psychologue et professeure en sexologie à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) Natacha Godbout. Cette dernière collabore avec plusieurs organismes du Québec dans le cadre de ses recherches consacrées à la réalité de ces victimes masculines.

Aux premières loges de cette tendance, il y a le Centre de ressources et d’intervention pour hommes abusés sexuellement et leur entourage (CRIPHASE). Cet organisme accompagne des hommes depuis 25 ans, ce qui en fait un pionnier dans l’intervention au Québec.

Le centre montréalais est l’un des trois organismes spécialisés dans la province qui s’adressent uniquement aux hommes. Les deux autres sont situés à Trois-Rivières et à Sherbrooke. 

Line Ouellet, responsable clinique du CRIPHASE, mentionne que l’organisme montréalais reçoit plus de 150 demandes d’aide annuellement et que le portrait de cette clientèle est en évolution. 

Ces dernières années, depuis #MoiAussi, on a vu un changement, estime la psychothérapeute. Il y a beaucoup plus de jeunes et de gens de différentes communautés culturelles qui viennent nous consulter. On est très contents.

Cependant, l’équipe multidisciplinaire qui travaille en intervention psychosociale ne suffit pas à la demande dans la grande région montréalaise : le temps d’attente pour obtenir du soutien est de six mois au CRIPHASE. Diminuer ce délai est une priorité de tous les instants pour l’organisme.

Plusieurs de ces victimes ont attendu des décennies avant de dévoiler leur agression et de demander de l’aide. Souvent, ces personnes sont en « situation de crise » au moment de leur appel à un organisme, selon Tatou Parisien, du CIASF. Le déclencheur peut provenir de la sphère familiale ou professionnelle, mais il est souvent lié à la vie intime et sexuelle.

« On fait un effort colossal pour essayer de répondre dans le fameux 24 à 48 heures. C’est bien documenté dans la littérature [scientifique] que si tu les mets sur la liste d’attente pendant trois mois, bien, ils ne viendront pas. Ils ne se rendront pas jusqu’à la fin de cette démarche. »

— Une citation de   Tatou Parisien, psychothérapeute et directrice générale du CIASF
 

Un an et demi pour engager une psychothérapeute

Au Milieu d’intervention et de thérapie en agression sexuelle (MITAS), à Joliette, une psychothérapeute entrera en fonction en ce début d’année 2025, à raison d’une journée par semaine. Le poste était vacant depuis le printemps 2023, et même s’il recevait des appels chaque semaine, l’organisme de Lanaudière avait dû cesser son soutien individuel à des hommes abusés durant l’enfance. 

En plus de la pénurie de professionnels que vit la province, il est difficile de rivaliser avec l’attrait des conditions de travail au privé, reconnaît le directeur général du MITAS, Mathieu Leroux.

«Ce n’est pas parce qu’on n’a pas essayé [de pourvoir le poste], dit-il à propos de ce long délai. On a offert de travailler entre 7 et 35 heures par semaine. Même si c’est une journée par semaine à nous donner, on va le faire, parce qu’on se dit que si on peut voir deux ou trois hommes par semaine, c’est déjà plus que zéro. »

Les organismes comme le MITAS ou le CIASF possèdent un éventail d’expertises en relation d’aide : psychoéducation, criminologie, sexologie, etc. Cependant, accompagner un homme abusé sexuellement peut nécessiter des interventions réservées à la psychothérapie, notamment si le traumatisme remonte à l’enfance. 

« Il y a clairement un manque en psychothérapie en général, admet Samuel Dussault à propos de ces ressources spécialisées. Il y a des organismes qui ont une limite dans leur relation d’aide ou dans leurs suivis. »

Les thérapeutes qui ont de l’expérience auprès des victimes masculines sont aussi mieux outillés quant aux codes de masculinité qui pèsent sur les épaules de ces hommes. La honte profonde associée à leur expérience et les difficultés à reconnaître leur statut de victimes sont des sujets complexes à explorer en thérapie.

Trouver quelqu’un qui a un permis de psychothérapeute et qui a cette spécialisation-là avec les hommes, c’est immensément rare, confirme Tatou Parisien. 

De plus, le CIASF doit composer avec une réalité géographique particulière : des psychologues et des thérapeutes de toutes sortes traversent la rivière des Outaouais pour travailler du côté ontarien, là où les salaires sont plus élevés.

Pour pallier ce manque d’expertise, l’organisme de Gatineau a fait le pari de s’impliquer directement dans le développement de ces compétences au sein de son équipe. Le centre concentre ses efforts de recrutement auprès de candidats qui possèdent un baccalauréat ou une maîtrise dans une discipline connexe : le travail social, la sexologie, la criminologie ou encore la psychoéducation. 

On va ensuite accompagner [ces personnes à notre emploi] dans un dédale bureaucratique jusqu’à l’adhésion au permis de psychothérapeute, précise Tatou Parisien. On va les former au passage sur la question spécifique de la victimisation masculine.

 

Les hauts et les bas de l’IVAC

En plus du soutien des organismes en intervention, les victimes d’agression sexuelle au Québec bénéficient du régime d’Indemnisation des victimes d’actes criminels (IVAC), réformée en 2021 par le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette. Si certains aspects de cette refonte ont été dénoncés, l’IVAC couvre désormais toutes les infractions contre la personne inscrites au Code criminel. Le régime permet d’absorber les coûts liés à un suivi professionnel. 

Les personnes qui ont vécu des violences sexuelles n’ont aucune limite de temps pour déposer une demande à l’IVAC. Plusieurs hommes, dont ceux qui ont été abusés durant l’enfance, ont recours à ce régime pour obtenir du soutien dans le communautaire. Parfois, les organismes accompagnent même ces hommes dans leur demande d’indemnisation, ce qui simplifie le processus pour les victimes.

« Ce qu’on entend beaucoup des hommes, c’est qu’ils sont acceptés plus facilement qu’avant à l’IVAC », remarque Samuel Dussault.

Lorsqu’un organisme ne peut répondre aux besoins de thérapie d’un homme victime d’abus sexuel, l’homme en question est souvent redirigé vers le privé. Plusieurs expertises professionnelles sont incluses dans l’IVAC, mais trouver un psychologue qui accepte les mandats de ce programme constitue un défi, peu importe le genre de la victime.

Les hommes se retrouvent souvent devant un autre mur, constate la psychologue Natacha Godbout.  

La chercheuse et professeure en sexologie à l’UQAM salue la mission de l’IVAC. Cependant, elle remarque que peu de psychologues acceptent ce type de mandat, puisque ces professionnels jugent que le régime nécessite une trop grande quantité de rapports. Cette charge administrative de l’IVAC sert à justifier leur travail avec ceux qui reçoivent ces indemnités.

« Même des personnes qui ont l’expertise avec ces victimes vont voir deux personnes au lieu d’une seule avec l’IVAC, explique la chercheuse. Est-ce que je vais vraiment sacrifier une personne pour faire de l’administratif? Non, je vais voir deux individus. »

— Une citation de   Natacha Godbout, psychologue et professeure en sexologie à l’UQAM

En outre, l’IVAC ne permet pas toujours de couvrir l’ensemble des honoraires des professionnels. Selon les règlements du régime d’indemnisation, les séances de psychothérapie ou de suivi psychosocial individuel, de couple ou de groupe peuvent être remboursées jusqu’à un maximum de 94,50 $ de l’heure.

19 %  – La proportion de psychologues inscrits au service de référence de l’Ordre des psychologues du Québec qui acceptent les mandats de l’IVAC, en date de décembre 2024.

 

Reconnaître et comprendre

Au cours des dernières années, le CRIPHASE a épaulé plusieurs organismes québécois qui voulaient mieux répondre aux besoins des hommes abusés sexuellement. S’il reste du travail à faire, la notion du consentement est de mieux en mieux comprise par les hommes, ce qui leur permet de lever le tabou sur leur expérience. 

Line Ouellet souligne que ces agressions ne sont pas toutes caractérisées par la coercition ou une violence marquée. Quelle que soit la nature du geste, le fait d’y avoir consenti ou non est au cœur de l’expérience de ces personnes.

Cette meilleure compréhension du consentement se traduit par une statistique révélatrice au CRIPHASE : en 2023-2024, 16 % des hommes qui ont demandé de l’aide à l’organisme montréalais disent avoir été abusés par une femme. C’est un sommet depuis 2012, l’année où le centre a commencé à répertorier le genre de la personne qui agresse.

« Ce pourcentage augmente au fil des années, mais ça ne veut pas dire que cette réalité augmente au fil des années. C’est que les hommes vont plus oser en parler, et les intervenants vont être plus à l’aise pour poser la question aussi. »

— Une citation de   Line Ouellet, psychothérapeute et responsable clinique au CRIPHASE

Dans la même foulée, les autorités policières, le gouvernement et la population en général sont de plus en plus sensibilisés à la question des violences sexuelles. L’apparition de tribunaux spécialisés au Québec a facilité l’accès à des services psychosociaux et judiciaires pour les victimes, y compris les hommes. 

Néanmoins, en premier lieu, ces personnes doivent reconnaître que leur vécu a eu des répercussions sur leur vie. C’est un premier pas que plusieurs hommes sont incapables de faire, selon Samuel Dussault.

Dans les enquêtes de victimisation, 22 % des hommes vont dire qu’ils n’ont vécu aucune conséquence après une agression sexuelle, même s’ils reconnaissent avoir vécu une agression, comparativement à 2 % des femmes, souligne le directeur du ROQHAS. C’est la statistique la plus différenciée selon le genre que j’ai pu lire dans la recherche. Ça vient montrer les enjeux de la masculinité.

Je ne veux pas être dans le genrisme, mais je pense que c’est un fait que les gars, on ne va pas chercher d’aide, en se disant que c’est correct et qu’on va passer au travers seul, estime Mathieu Leroux, du MITAS. Ce qui fait que des gars arrivent 30, 40 ans plus tard, et se rendent compte qu’ils ne s’en remettront pas et que c’est un enjeu dans toutes leurs relations.

 

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